La dépigmentation à l’injectable est de plus en plus pratiquée au Burkina Faso par les femmes. Elles utilisent de multiples produits pour avoir un teint clair « clean » et « soft». Malheureusement la plupart sont des corticoïdes retards, des anti-inflammatoires non stéroïdiens« très puissants », utilisés pour le traitement de certaines pathologies en allergologie, en dermatologie, en rhumatologie et bien d’autres spécialités médico chirurgicales. En dépit de leur usage très règlementé en médecine, ces molécules ont été détournées pour le décapage de la peau au mépris des risques de graves maladies comme le diabète, l’hypertension artérielle et les troubles neurologiques. Voyage dans un vaste trafic des corticoïdes qui fait le malheur des femmes.
Kenacort Retard, Triam-Denk, diprostène ou la triamcinolone, et la Bétaméthasone encore appelée Célestène et que savons-nous encore! Tous ces produits sont des corticoïdes utilisés pour éclaircir la peau par injection. Ils ont littéralement envahi le marché burkinabè au bonheur des dames qui ont mal à leur peau noire.
Mamie (nom d’emprunt), commerçante au grand marché de Ouagadougou, est une adepte du Kenacort retard. Elle se fait régulièrement injecter la molécule par un agent de santé à Gounghin, un quartier de la capitale. A vue d’œil,elle présente un teint peu enviable. Des rougeurs sur tout le corps,des veines verdâtres se laissent voir. Cette mère a dû faire une pause dans l’utilisation du produit à cause de l’allaitement de son nourrisson. Le produit que Mamie utilise, loin d’être un produit de beauté, est usité en dermatologie, rhumatologie, ORL, médecine interne et dans d’autres spécialités pour traiter des maladies inflammatoires et immunologiques, selon les explications du dermatologue, en service au Centre hospitalier universitaire (CHU) Yalagado- Ouédraogo, Dr Nomtondo Amina Ouédraogo. « Par exemple, le Kenacort est utilisé en dermatologie pour faire des infiltrations sur les patients qui ont des chéloïdes, car il a un effet prolifératif » ,précise son collègue, Dr Gilbert Patrice Tapsoba.
Comme tout produit pharmaceutique, les corticoïdes ont des effets secondaires parmi lesquels l’hypo pigmentation ou éclaircissement de la peau. Conséquence, ils ont vite été détournés de leur but thérapeutique pour devenir, de nos jours, un « super éclaircissant » très prisé. « Les utilisatrices de ces éclaircissants éprouvent une certaine réticence à admettre une pratique qu’elles savent réprouvée par le corps médical», relate Dr Boukary Diallo, dermatologue au CHU Souro-Sanou de Bobo-Dioulasso. Toutefois, poursuit-il, c’est lorsqu’il y a une complication assez sérieuse qu’elles finissent par avouer. Selon les confidences de son collègue, Dr Issoufou Konaté, une dame de la classe aisée a indiqué se faire injecter au Kenacort dans un cabinet de soins à Bobo-Dioulasso, dans le but d’éclaircir sa peau. Après l’injection, elle a eu des ennuis dermatologiques qui ont eu un effet dévastateur sur sa peau.
Renoncer à l’ébène pour la peine
Dr Amina Ouédraogo est, pour sa part, formelle : « l’usage inapproprié des corticoïdes est source de beaucoup de dangers ». Entre autres effets secondaires cutanés,elle énumère les larges vergetures, l’atrophie cutanée (peau mince et fine), la fragilité cutanée, l’acné, les infections bactériennes et mycosiques. Sans oublier les complications métaboliques comme le diabète et l’hypertension artérielle. A cela, la dermatologue ajoute les effets endocriniens dus aux troubles métaboliques que sont la prise de poids, l’obésité, les œdèmes, le déclenchement ou l’aggravation d’un diabète, les accidents cardio-vasculaires et l’hypertension artérielle. Parmi les effets secondaires, figurent également la dépression, l’insomnie, la nervosité, les crampes, la tuberculose, l’ulcère, les hémorragies et les perforations gastriques et intestinales, le glaucome et la cataracte.
Au regard de leurs conséquences, insiste Dr Tapsoba, la prescription des corticoïdes retards nécessite un maximum de précautions. « Il faut faire des analyses pour s’assurer que le patient n’est pas diabétique, qu’il ne souffre pas d’ulcères ou n’est pas parasité. Utilisés sur un patient parasité, les corticoïdes entrainent des complications aigues qui peuvent causer son décès », précise-t-il. Malgré ces dangers, les corticoïdes continuent de « servir la cause » de la dépigmentation. De nombreuses femmes rencontrées à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso n’ont pas voulu se prononcer sur le sujet. Même constat chez les Travailleuses du sexe (TS), un secteur où la pratique est plus répandue. Mais quand l’évidence est là, ces femmes qui ont pris le « baptême de la dépigmentation » nient tout en bloc. Des serveuses de bars et des belles de nuit dans la ville de Sya ont visiblement décapé leur peau, mais nient sans gêne qu’elles ne le font pas. Seules quelques-unes reconnaissent recourir aux corticoïdes pour se dépigmenter. C’est le cas de V.G., une Ivoirienne qui réside à Houndé. Elle a eu à utiliser plusieurs fois le Kenacort Retard. Dans son pays, elle obtenait le « sésame » grâce à une de ses cousines caissière dans une pharmacie.Elle allait également se faire injecter dans la clinique de son oncle. Au Burkina Faso, elle soutient avoir obtenu de Kenacort 80mg dans un cabinet de soins, à Ouagadougou. Par l’intermédiaire d’une de ses copines qui en disposait abondamment, V. G. a fait aussi usage du Triam-Denk. Grâce aux multiples injections, V.G. est parvenue à avoir « un teint clair » dont elle se dit fière. « Ça me plait car au résultat, j’ai eu un joli teint très propre », s’exclame-t-elle avant d’ajouter qu’il faut cependant continuer les injections pour demeurer attirante. Consciente des effets négatifs des produits décapants, V. G. dit en faire usage avec modération.
La complicité de certains agents de santé
En clair, ce sont plusieurs sources qui approvisionnent les abonnées aux corticoïdes. La dermatologue Amina Ouédraogo évoque, par ailleurs la complicité d’agents de santé « peu scrupuleux ». Son collègue, Dr Tapsoba abonde aussi dans le même sens : «Normalement, ce sont des produits qui ne peuvent pas être délivrés sans ordonnance médicale. Il est possible que des professionnels de la santé soient complices de cette pratique malsaine». Des propos confirmés par une fille de joie, âgée de 22 ans, rencontrée, le 7 juillet dernier à Koumbia, localité située à une soixantaine de kilomètres de Bobo-Dioulasso. Le 22 juin 2018, à sa demande, un infirmier en service au CSPS de Koumbia lui a injecté le Kenacort contre 7 000 F CFA. « Ça n’a pas travaillé sur moi», dit-elle avec regret dans un français approximatif. Le premier responsable dudit CSPS, Oumarou Ouédraogo, a reçu cette révélation comme une douche froide. « Cela me surprend sérieusement parce qu’avant toute administration des corticoïdes, je suis toujours informé par le personnel », argue-t-il. M. Ouédraogo se dit étonné d’autant plus que dans le dépôt pharmaceutique, il ne dispose que de médicaments génériques, contrairement aux corticoïdes qui sont des spécialités. Cependant, il reconnaît que certains patients tentent de tromper les agents de santé pour se le faire administrer. « En août 2017, huit femmes sont venues chez nous avec du Kenacort pour des injections, trois autres au mois de février 2018 pour solliciter une prescription de Kenacort», révèle le major du CSPS du secteur n°24, de Bobo-Dioulasso, Hamidou Traoré.
Même sans ordonnance !
Au-delà des prescripteurs et des « injecteurs », le dermatologue, Patrice Tapsoba, dénonce un laxisme dans les pharmacies qui facilite l’obtention des corticoïdes. Pour faire le constat, nous nous sommes rendues dans deux pharmacies à Bobo-Dioulasso pour acquérir du Kénacort Retard. Sans surprise, nous avons été servies, sans ordonnance médicale. Dans la première officine au secteur n°25, deux boîtes de Kenacort Retard 40mg ont été obtenues à 8 200 F CFA, le 4 juillet 2018. Dans la seconde, au quartier Colma, une boîte de 40 mg nous a été vendue à 2 600 FCFA, le 6 juillet. Même facilité pour obtenir la boîte à 3 500 F CFA, la dose de 40mg le samedi 7 juillet, à Houndé. Dans ces trois officines, c’est la dose et le nombre de boîtes qui importent. Toutefois, le produit nous a été refusé sans ordonnance dans certaines pharmacies à Bobo-Dioulasso. « Même en présence du pharmacien, on ne peut pas vous servir, parce que ce sont les consignes que nous avons reçues », nous ont répondu toutes les gérantes face à notre insistance de rencontrer leurs patrons.
En février 2018, dans un salon de coiffure de la capitale, nous découvrons une habituée du circuit d’approvisionnement du Kenacort Retard. Par le biais d’une de ses camarades et son copain médecin, elle n’éprouve aucune difficulté pour obtenir du Kenacort Retard. « Si tu en as besoin, je vois mon ami médecin qui va te délivrer une ordonnance », nous propose-t-elle. Avec sa camarade qui vend le produit, rendez-vous a été pris dans un maquis, non loin du palais de la culture Jean-Pierre-Guingané. Décidée à nous fournir la « marchandise », elle regrette de n’avoir pas pris ce que lui proposait une de ses cousines la veille. De manière malencontreuse, la patronne du salon de coiffure a dévoilé à notre fournisseuse, notre profession de journaliste. En un clic, elle a changé d’avis et pris ses jambes à son cou, refusant désormais de décrocher nos appels.
Après cet « échec », nous avons réussi à nous procurer le Kenacort Retard 80mg à 4 900 F CFA avec un délégué médical. Dans la soirée du 29 mars, celui-ci nous a livré, en plus du produit une ordonnance à notre nom.
Ce sont là, un ensemble de faits qui confortent la conviction de Dr Tapsoba lorsqu’il pointe du doigt une pratique illégale de la médecine. « Les agents de santé ne sont pas les seuls responsables, car il y a des individus qui ne sont pas du corps, mais qui savent faire des injections », avance le dermatologue qui n’occulte pas non plus un trafic qui échapperait au circuit pharmaceutique.
Des offres sur Facebook
Alors que nous étions en quête de corticoïdes en début avril, monsieur H, un vendeur de produits cosmétiques au grand marché de Ouagadougou nous indique un autre qui a fait du Kenacort Retard son « business ». Contacté, le « businessman » dit ne plus en vendre. «Nous sommes à nos débuts et nous voudrions juste commencer par une ou deux doses », lui avons-nous dit. Impossible, souligne-t-il, parce que le fournisseur doit faire venir la marchandise d’un pays voisin dont le montant est estimé à 200 000 francs CFA.
Au grand marché de Bobo-Dioulasso, les corticoïdes se vendent comme de simples articles à la portée de tous. Malheureusement, à notre arrivée, le 6 juillet 2018, le vendeur dit en manquer pour l’instant. « Je commande dans les pharmacies mais cela prend du temps et souvent à cause des ruptures», relate notre vendeur O.O.
La promotion des corticoïdes se fait également sur les réseaux sociaux. Sur des pages Facebook ; nous y avons déniché un spécialiste de la vente dans la journée du 7 mai 2018. C’est une page avec le profil « T.E. B.P» qui présente à la fois, trois produits pharmaceutiques, tous des corticoïdes injectables : le Kenacort Retard 80Mg, le Triam-Denk 40Mg et le PEMADEX, Dexamethasone. Avec des images et des contacts téléphoniques d’un pays voisin, ces injectables sont présentés comme des produits de beauté qui améliorent, conservent et embellissent la peau. Ils nettoient et éliminent les bactéries à l’intérieur du corps et peuvent être utilisés sur toutes les peaux. « Alors consultez votre spécialiste pour un teint idéal. Les soins et le suivi du traitement de votre peau seront compris dans le coût », explique le promoteur sur sa page facebook.
Les contacts en main, nous tentons l’aventure. D’abord des échanges in box, et des coups de fils du 21 au 24 mai, et nous voilà avec le vendeur virtuel. « C’est lequel des produits vous voulez ? », demande notre interlocuteur. Après une séance de questions-réponses, il aboutit à la conclusion qu’il nous faut deux kits de Kenacort Retard 80mg à 45 000 francs CFA l’unité. « Nous sommes des agents de santé et nous faisons un travail professionnel. Nous avons l’habitude de livrer nos produits dans beaucoup de pays sans problème. Si ce n’est pas avec nous, vous ne pouvez pas obtenir ce produit en pharmacie sans ordonnance médicale », assure-t-il. Après plusieurs appels, le montant a été revu à la baisse, à 20 000 F CFA les deux doses. Mais pour « rupture de stock », le fournisseur nous propose de transférer d’abord l’argent qui va servir à lancer une nouvelle commande. Par prudence, la somme n’a pas été transférée. Une autre page Facebook retrouvé le 7 juin, propose des produits similaires, avec des coordonnées du Burkina Faso. Jointe par téléphone, une femme confirme la vente du « Kenacort Retard » à raison de 5000 F CFA la dose de 80mg. Recontactée le samedi 23 juin, notre interlocutrice annonce que le produit arrive le lendemain de la Côte d’Ivoire. Après plusieurs coups de fil, sans suite, nous finissons par nous rendre sur son site, le 3 juillet, à plus de 500 km de la capitale pour nous procurer finalement les trois doses à 20 000 FCFA.
La sensibilisation, une nécessité
Encore une autre page Facebook proposant des injectables éclaircissants nous oriente vers un cabinet de soins infirmiers à Ouagadougou. Dans la soirée du lundi 26 mai 2018, nous nous rendons au lieu indiqué. Dans l’établissement sanitaire, un agent de santé nous sermonne devant les clients.
« Qu’est-ce que tu veux ? Du Kenacort ? Es-tu malade ? Non. Nous n’en vendons pas ici. Il faut aller en pharmacie ». Dans les faits et selon notre source de la page Facebook, nous devrions prendre le ticket de consultation et expliquer au médecin lui-même, propriétaire du cabinet que nous voulions du Kenacort. Ce dernier allait nous donner le produit et faire l’injection, le tout à 5 500 F CFA.
L’ampleur du phénomène est telle que des actions urgentes s’imposent. Et le problème doit être porté au haut niveau avec les Ordres des dermatologues, des pharmaciens et autres praticiens de la santé. Dr Diallo souhaite l’inscription de la dépigmentation au prochain congrès des dermatologues prévu pour se tenir en 2019. La grande difficulté à maîtriser les circuits d’importation et de distribution illégales, ainsi que la vente sur internet, révèle la nécessité de mettre en place une campagne nationale d’information. Une opportunité pour attirer l’attention des utilisateurs sur les risques encourus.
En attendant toutes ces actions, les pharmaciens ont déjà engagé la lutte. Le président de l’Ordre des pharmaciens de l’Ouest, Dr Issa Tarpaga, qualifie la délivrance des corticoïdes sans ordonnance de faute professionnelle, passible de sanctions par sa structure, allant de l’avertissent à l’exclusion du corps en passant par la suspension. Le Burkina Faso peut aussi compter sur la « Convention médicrime », un traité auquel il a adhéré le 16 février 2017. Un dispositif juridique et pénal dissuasif qui permet de surveiller toute la chaîne depuis le fabricant jusqu’à l’utilisateur, en passant par l’importateur et le distributeur.
Mariam OUEDRAOGO
31 mn pour échapper à une injection du Kenacort
Le mardi 10 juillet 2018, nous nous sommes résolues à nous rendre au quartier Nonsin de Ouagadougou, où l’une des utilisatrices de Kenacort Retard, a l’habitude de faire ses injections. Mais avant, une halte dans une boutique aux alentours du grand marché Rood Woko nous a permis, par l’intermédiaire d’un vendeur de produits cosmétiques, de convaincre un autre de nous livrer le Kenacort Retard 80mg et l’injection à 7000 FCFA.
Le marché est conclu avec un infirmier à la station Pétrofa de Cissin, nous rallions le centre de santé, non pas pour des soins, mais uniquement pour se faire délivrer une ordonnance de Triam-Denk 40mg. Une fois l’objet dévoilé, l’infirmière A. K, toute surprise, nous assomme de questions et refuse de nous livrer l’ordonnance. Mieux, elle a tenté de nous dissuader de nous aventurer dans la dépigmentation.
Nous avons exprimé notre besoin à B. O, un de ses collègues venu la remplacer. Celui-ci a marqué son accord. L’ordonnance de deux boîtes de Triam-Denk 40 mg, en main, nous tentons de rejoindre notre agent de santé pour l’injection à la station Petrofa de Cissin. Sur les lieux, aux environs de 21h, nous trouvons une jeune dame, nommée J. C,en lieu et place d’un homme comme annoncé. Elle nous demande d’aller à notre domicile pour l’administration du produit. Des astuces ont été trouvées pour éviter l’injection. Quid des risques sanitaires ? Elle se veut rassurante. « Si tu étais hypertendue, j’allais te donner des produits avant de faire l’injection», souligne la dame. Face à notre inquiétude, elle décide de présenter sa carte professionnelle de la santé, mais après des fouilles, c’est un cahier rempli d’ordonnances, de certificats et de bulletins d’examen médicaux qui a été sorti. Elle prétexte l’avoir oubliée à la maison.
« Est-ce que si je n’étais pas de la santé, je pouvais avoir tous ces documents ? », nous lance J.C
Seulement là-bas, il faut débourser 25 000 F CFA au lieu de 7000 FC FA. Chose qui ne l’arrange pas parce que, les sous vont directement dans les caisses des cliniques. S’estimant toujours pas convaincante, elle sort une autre preuve. Dans sa tablette, elle nous montre deux photos d’une de ses clientes, avant et après les injections du Kenacort. Sur ces images, la différence est nette, celle d’après Kenacort est très « blanche » et bien ronde. La dame en question a un nourrisson, elle est à sa 8e injection. Ces différentes piqûres lui ont été administrées par J.C pendant sa grossesse et même après son accouchement. Dans sa volonté de nous persuader, elle avoue avoir elle-même arrêté les injections sous la pression de sa belle-famille. Après toutes ces tentatives, nous sommes restés de marbre. Elle finit par lâcher : «Je n’ai jamais rencontré quelqu’une de peureuse comme toi». Mais avant de s’en aller elle nous présente une boîte de Kenacort Retard 80mg, qu’elle refuse de nous donner même contre les 7000 FCFA.
M.O